Conférence de Joaquin
Pinero, responsable des relations internationales du Mouvement de
Sans Terre du Brésil, le 26 octobre 2015 à AgroSup Dijon, sur le
thème « Lutte pour la terre, l'alimentation et le climat »
Tout d'abord Joaquin
Pinero indique que les problèmes alimentaires au niveau de la
planète (1 Milliard d'individus souffrent de sous-alimentation) ne
se situent pas au niveau de la production agricole, mais au niveau de
l'organisation de cette production : en effet, les possibilités
de production sur terre permettraient de nourrir correctement 3 fois
plus d'habitants.
L'exemple du Brésil est
particulièrement éclairant sur les conséquences de cette mauvaise
organisation de la production sur l'alimentation du peuple brésilien
et les dégâts environnementaux du modèle de production.
Au Brésil, la question
foncière n'a jamais été solutionnée. Les occupants portugais ont
spolié les populations indigènes pour attribuer de très grandes
propriétés foncières aux colons. Il en a résulté un système
agro-exportateur qui fonctionne depuis 300 ans. Ce modèle est basé
sur 3 piliers :
monoculture
extensive (café, cacao, puis canne à sucre et soja...)
la quasi totalité
de la production est destinée à l'exportation,
le travail au
départ fondé sur l'esclavage, est aujourd'hui assuré par des
travailleurs exploités et précaires.
L'abolition de
l'esclavage en 1888 n'a pas été suivi d'une réforme agraire :
les anciens esclaves n'avaient pas les moyens d'acheter la terre qui
est restée aux mains des grands propriétaires terriens, ce qui a
entraîné un fort mouvement d'exode rural. En 1889, l'installation
d'une république consacre l'alliance de la bourgeoisie industrielle
et des grands propriétaires terriens.
Dans les années 1960,
sous la présidence de Joao Goulart, une réforme agraire est
proposée ainsi que des améliorations concernant l'éducation et la
santé. Mais un coup d'état militaire en 1964, soutenu par une
alliance des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie
industrielle, mit un terme au processus de réformes engagées. La
dictature militaire dura de 1964 à 1985 : cette période est
caractérisée au niveau agricole par :
la mise en œuvre de
la Révolution verte qui favorise de grandes exploitations
agricoles, à haut niveau technologique et fortement consommatrice
d'intrants et de ressources non renouvelables ; toute idée de
réforme agraire est abandonnée ;
ce modèle entre en
crise dans les années 70, car il est basé sur de fortes
consommation de pétrole et sur l'exportation ;
ce modèle entraîne
une accélération de l'exode rural, mais une partie des paysans
refusent d'aller en ville et résistent en occupant des terres ;
parallèlement se développent des mouvements de résistance des
travailleurs de l'industrie ;
il y a articulation
de ces mouvements avec la théologie de la Libération soutenue par
une partie de la hiérarchie catholique brésilienne.
Dans cette période sont
nés le Mouvement des Sans Terre (MST), la Confédération des
travailleurs et le Parti des travailleurs.
Le MST est un mouvement
indépendant de tout syndicat, parti politique ou église. Il lutte
pour une réforme agraire, avec un projet de transformation du milieu
rural, qui s'inscrit dans un projet de transformation de toute la
société. Le MST est dirigé par une coordination collective, sans
président.
Depuis sa fondation, il a
permis à 300 000 familles de s'installer sur des terres qu'elles
avaient initialement occupé de manière illégale. L'occupation de
la terre est le principal moyen de lutte du MST : elle s'appuie
sur la fonction sociale de la terre reconnue par la Constitution
brésilienne de 1988 :
la terre doit être
productive,
les propriétaires
doivent respecter la législation du travail,
ils doivent
respecter les bonnes pratiques environnementales.
Or, au Brésil, beaucoup
de terres sont inutilisées. Aussi, le MST repère les familles qui
sont candidates à exploiter des terres ; il repère les terres
inutilisées ou exploitées en ne respectant pas la législation
sociale ou environnementale ; enfin il organise l'occupation des
terres, puis la reconnaissance juridique des exploitations de ces
paysans ainsi installés. En plus des 300 000 familles dont
l'installation a été reconnue, 100 000 familles sont dans un
processus d'occupation non reconnue des terres. Ces 400 000 familles
(soit 2 millions de personnes) représentent la base sociale du MST.
En face du MST,
l'agro-négoce est de plus en plus puissant au Brésil, avec
l'arrivée de nombreuses entreprises multinationales. 5 grandes
multinationales contrôlent la chaîne de production, transformation,
distribution et exportation de produits agricoles (l'amont et l'aval
de l'agriculture).
Finalement coexiste au
Brésil 2 modèles d'agriculture :
l'agro-négoce :
c'est une grande agriculture qui utilise comme intrants des produits
agro-toxiques, tournée vers l'exportation et qui est appuyée par
une grande partie des députés et sénateurs du Congrès ; sur
les 10 produits les plus exportés par le Brésil, 7 proviennent de
cette agriculture ;
l'agriculture
familiale et paysanne : elle représente 60% de l'emploi en
milieu rural et produit 70% de l'alimentation de brésiliens
Le MST est le
représentant de cette agriculture familiale et paysanne et lutte
pour :
démocratiser les
structures foncières. Le Brésil a la propriété la plus
concentrée au monde : 1% des propriétaires possèdent 46% des
terres
changer le modèle
agricole en promouvant le modèle de l'agro-écologie, ce qui
permettrait de créer des emplois en milieu rural pour éviter
l'exode rural : le modèle d'agro-négoce est en train
d'empoisonner producteurs et consommateurs
développer la
formation à l'agro-écologie, car la formation actuelle est
orientée vers l'agriculture productiviste
créer des écoles
en milieu rural, afin d'éduquer tous les enfants de paysans
développer les
liens avec d'autres pays et d'autres organisations, notamment à
travers le réseau Via Campesina, afin de faire avancer les luttes
et la résistance au niveau international : ce développement
passe par l'échange d'agriculteurs et techniciens et d'étudiants.
Joachin répond ensuite
aux questions de l'Assemblée.
Q. Il y a 2
ministères de l'agriculture au Brésil. Pouvez-vous nous indiquer
les différences en terme de subvention et de coordination ?
R. Pour comprendre la
différence entre les 2 ministères, il faut faire de l'histoire.
Après des défaites en 1988,1994 et 1998, Lula arrive au pouvoir en
2002 grâce à une alliance large avec le Centre et une partie de la
Droite.
Sous la présidence de
Cardoso, suite à des mouvements de paysans, un ministère du
développement agraire (MDA) avait été créé en 1999 pour appuyer
l'agriculture familiale, tout en maintenant un ministère pour
l'agriculture patronale (MAPA : ministère
de l’Agriculture, de la pèche et du ravitaillement). Ces 2
ministères ont été conservés sous les présidences de Lula
et Dilma Rousseff. Tandis que le MDA soutient l'agriculture paysanne,
le MAPA soutient la vocation exportatrice de produits agricoles du
Brésil. Le MDA dispose d'un budget de 20 milliards de réals, tandis
que le MAPA a un budget de 100 milliards de réals.
Q. Comment se passe
concrètement l'occupation des terres ? Quel est le statut
juridique des terres occupées ?
R. Le processus
d'occupation des terres et de reconnaissance juridique du droit
d'usage des paysans installés est le suivant :
des gens sans terre
réclament des terres à exploiter : ils sont informés de
leurs droits et aidés par les familles qui ont été installées
auparavant
après
identification des familles sans terre, le MST identifie les terres
qui ne remplissent pas leur fonction sociale reconnue par la
constitution du Brésil
le MST a un rôle
crucial dans cette phase du processus, car il organise un réseau
d'aide solidaire de ceux qui sont déjà installés et dont le droit
d'usage a été reconnu légalement vers ceux qui occupent
illégalement leurs terres : ces occupants « illégaux »
subissent la répression policière et leur occupation précaire
peut durer 10 ans avant d'être légalement reconnue et certains
(jusqu'à 50%) abandonnent la lutte. Le MST demande que le
gouvernement solutionne l'occupation par l'achat de terres et par
une reconnaissance du droit d'usage aux paysans occupants.
le processus
d'occupation, lorsqu'il aboutit, est reconnu par l'Etat qui achète
les terres aux anciens propriétaires et concède le droit d'usage
aux paysans occupant les terres
Q. Quelle est
l'importance des exploitations de paysans ayant bénéficié des
rétrocessions ?
R. La superficie totale
du Brésil est de 850 millions d'hectares dont 370 millions
d'hectares en terres agricoles qui se répartissent de la manière
suivante :
100 millions
d'hectares d'élevage extensif
100 millions
d'hectares de production de céréales (le Brésil exporte 200
millions de tonnes de céréales)
70 millions
d'hectares de petite agriculture familiale
100 millions
d'hectares en conflit revendiqués entre la grande agriculture et
l'agriculture familiale.
Sont considérées comme
« petites », les exploitations d'une superficie
inférieure à 10 ha, mais ce seuil est variable selon les régions.
Par exemple, en Amazonie, une exploitation de 100 ha peut être
considérée comme petite. A l'autre extrême, certains propriétaires
possèdent des superficies équivalentes à la surface de la Suisse.
Q. Actuellement, on
a l'impression que le processus est pacifié, alors qu'il y a une
intervention très dure de l'état contre l'occupation des
terres (utilisation de pesticides par avion) ?
R. Aujourd'hui les
conflits et la violence du processus diminuent. Il y a une diminution
de la pression sur la terre, car d'autres possibilités d'emploi
existent. Beaucoup de projets générateurs d'activités ont été
mis en place sous la Présidence de Lula. Au lieu d'occuper les
terres, les travailleurs ont été employés dans ces nouvelles
activités.
Le Brésil est une
république fédérale composée de 26 états qui ont une grande
autonomie par rapport à l'état fédéral. La police militaire est
autonome du gouvernement fédéral, elle est sous l'autorité du
gouvernement des états.
Comme il y a des Etats où le gouverneur est de droite ou
d'extrême-droite, la répression s'attaque aux indigènes
et membres du MST. Par exemple, au Mato Grosso, le gouverneur
a été élu par les producteurs de soja et le soja importé en
Europe provient du sang des indiens du Mato Grosso.
Le parti des grands
propriétaires terriens domine le parlement brésilien :
seulement 80 députés (sur 500) appartiennent au Parti des
Travailleurs, le parti de Lula et Dilma Rousseff.
2 personnes par jour sont
assassinées par la police militaire : souvent de jeunes noirs
vivant à la périphérie des grandes villes.
Q. Comment
serait-il possible aujourd'hui de mettre en place une réforme
foncière, face à la très grande inégalité foncière du Brésil ?
R. Nous gardons espoir,
car nous sommes dans un processus de lutte. Si on regarde ce que nous
avons gagné depuis 30 ans, il y a motif d'espoir. La réforme
agraire progressera avec l'appui des gens qui vivent en ville. Par
exemple une foire qui a réuni 100 000 personnes, a été organisée
à Sao Paulo pour offrir les produits des exploitations installées
grâce au mouvement des sans terre. Les produits provenant des
petites exploitations familiales sont sains, alors que ceux de la
grande agriculture sont toxiques. Le renforcement du mouvement de
soutien aux Sans Terre est nécessaire, car au Brésil, il y a un
fossé énorme entre les villes et les campagnes : peu de
consommateurs urbains ont conscience de la toxicité des produits
alimentaires qu'ils consomment.
Q. Quel est le rôle
de la moyenne exploitation et comment se développe-t-elle ?
R. La moyenne
exploitation fait partie de l'exploitation familiale, malgré les
tentatives d'intégration de cette agriculture par l'agro-business.
Q. En tant que
consommateur européen, a-t-on une influence sur l'agriculture
brésilienne ?
R. En Allemagne, la
société civile s'organise pour interdire l'importation de soja du
Mato Grosso, car on a trouvé des résidus de glyphosate dans le lait
et les viandes de vaches nourries par du soja brésilien. En faisant
pression sur nos gouvernements pour empêcher les importations de
soja brésilien transgénique, on peut imposer une autre agriculture
au Brésil. Une bonne partie de la viande exportée provient
d'exploitations utilisant des esclaves.
Q. Comment
faites-vous pour avoir une représentation des hommes et des femmes
et pour aider les jeunes à avoir une conscience politique afin que
le MST se renouvelle ?
R. La société
brésilienne est traditionnellement machiste et si on considère les
travailleurs agricoles, ils sont 10 fois plus machistes que les
autres. Le contexte de travail est très difficile et les femmes sont
reléguées à des fonctions subalternes (travaux domestiques,
éducation des enfants...). A partir de ces observations, le MST a
mis en place des procédures permettant aux femmes d'avoir du pouvoir
dans l'organisation. Ainsi, ont été crées des crèches qui
permettent aux femmes de participer aux réunions et de prendre des
décisions. La parité est exigée pour participer aux formations. A
chaque niveau d'organisation (du groupement d'association jusqu'au
niveau fédéral), la parité 1 homme, 1 femme est requise.
Les jeunes participent
activement aux actions du Mouvement. Tous les militants du mouvement
doivent faire de la formation en permanence. L'incitation à se
former va de l'alphabétisation au doctorat. Lors du dernier congrès,
sur les 15 000 membres présents, 60% avaient moins de 35 ans. Le
niveau d'esprit critique des participants a augmenté. Les discours
très applaudis des vieux leaders ne sont plus acceptés, à tel
point que ces vieux leaders se mettent à se former.
Q. La dernière
intervention provient d'un étudiant brésilien à AgroSup. Il se
demande pourquoi il existe cette situation si injuste, pas seulement
en Amérique Latine, mais aussi en Afrique ? Pour lui, la cause
de cette injustice, c'est le capitalisme. Il cite José Saramago pour
qui la plus grande obscénité est la faim. Quelle est la force qui
empêche que des personnes simples puissent utiliser la terre, car la
terre est un droit nécessaire à la vie comme l'air ? La terre
génère la vie, c'est de là que les hommes tirent leur subsistance.
Comment imaginer que cette force de vie soit empêchée par des
intérêts financiers ?
La plus grande
contradiction du MST, c'est de faire respecter la loi, que la terre
appartienne à celui qui la travaille. Souveraineté alimentaire,
souveraineté populaire, n'intéressent pas ceux qui sont intéressé
par l'argent.
A qui sert l'intérêt
que l'espace rural soit vidé de sa substance pour le rendre
invisible ? Le capital, cette chose terrible et abominable.
En conclusion, Joaquin
remercie l'assistance pour son écoute et l'intérêt porté au
Mouvement des Sans Terre. Il espère avoir contribué à une
meilleure connaissance de la réalité des luttes paysannes au
Brésil.