mouvement sans terre

5 nov. 2009

Déçus par Lula, les sans-terre ne lâchent rien

par Lamia Oualalou


Pour une fois, l’orage est bienvenu. La terre si souvent craquelée
sous le soleil du Pará, dans l’Amazonie brésilienne, est devenue
boue. Une aubaine pour le groupe de jeunes membres du
Mouvement des travailleurs ruraux sans terre, plus connu sous
l’abréviation MST. Ils doivent préparer une «mistica », une cérémonie
en l’honneur de ceux qui sont tombés au combat pour la
terre. Nous sommes sur la route d’Eldorado do Carajás, un village
du Pará, là où, le 17 avril 1996, la police militaire a tué à bout
portant dix-neuf paysans sans terre qui réclamaient de meilleures
conditions de vie.

Rescapé, Miguel Pontes, la quarantaine, se souvient : « Les flics
sont arrivés, ils ont commencé à tirer en l’air, nous n’avons pas
bougé, jamais nous n’aurions pensé qu’ils étaient près à nous
tuer. » La troupe fait feu, visant en priorité les jeunes hommes
aux allures de chefs. Miguel s’effondre, une balle dans la jambe.
Malgré le temps, la douleur est intacte. Il s’en tire bien. Hormis
ses dix-neuf compagnons tués, de nombreux blessés ont été
contraints de subir une amputation. La plupart attendent toujours
une indemnisation de la justice. Quant aux donneurs d’ordre de
la hiérarchie politique et policière, ils sont libres. Leurs avocats
ont multiplié les appels en attendant qu’ils atteignent 70 ans, âge
auquel ils ne pourront plus être emprisonnés.

Treize ans plus tard, à Eldorado do Carajás, des adolescents, le
corps enduit de boue, comme surgis de terre, entament la cérémonie,
sur les lieux de la fusillade, là où la route fait un «S».
Ils investissent une arène faite de dix-neuf troncs de châtaigniers
brûlés. C’est un artiste qui les a récupérés, usant de leur force
symbolique. En théorie, il est interdit de couper cet arbre, représentatif
de cette région d’Amazonie. Les éleveurs et grands
propriétaires détournent la loi en brûlant la terre. Le châtaignier
reste debout, mais meurt. Il n’est plus qu’une carcasse dans le
paysage. Au bout de quelques minutes, d’autres jeunes paysans
entrent en scène, une rose rouge à la main. Ensemble, ils se recueillent,
avant de déclamer : «Les puissants peuvent tuer une,
deux, même dix roses, mais ils ne peuvent empêcher l’arrivée du
printemps .» Une métaphore limpide pour assurer que les sans-
terre continueront la lutte. Ensemble, les jeunes plantent dix-neuf
arbres, un pour chaque victime, comme un pari sur l’avenir.

En 1996, le massacre d’Eldorado do Carajás a fait l’effet d’une
bombe, donnant un visage, dans le monde entier, aux sans-terre
brésiliens. Le mouvement était né douze ans auparavant, à Sarandí,
dans le Rio Grande do Sul, l’Etat le plus au sud du
pays, connu pour sa tradition sociale ? c’est sa capitale, Porto
Alegre, qui accueille en 2001 le premier Forum social mondial.
A l’époque, à la veille du rétablissement de la démocratie, les oc


cupations de terre par des paysans sont fréquentes, mais isolées.
Les militants de la Commission pastorale de la Terre (CPT), une
aile progressiste de l’Eglise catholique, commencent à organiser
cette main-d’oeuvre rurale. Ils sont influencés par le mouvement
ouvrier qui a donné naissance en 1980 au Parti des travailleurs
(PT) ? la formation de Lula ? et, trois ans plus tard, à la Confédération
unique des travailleurs (CUT), aujourd’hui la principale
centrale syndicale du pays.

Un prête-nom possède des terres de la surface du Portugal

«Notre objectif était clair », se souvient João Pedro Stedile, principal
porte-parole d’un mouvement qui se targue toutefois de
n’avoir ni chef, ni hiérarchie : «Créer un mouvement de masse
au niveau national, qui puisse se battre pour la réforme agraire,
et pour une société plus juste et égalitaire. »

La revendication prend. Le Brésil est l’exemple le plus caricatural,
en Amérique latine, de la concentration foncière. En 1985,
date du dernier recensement agricole, 35.000 familles (1% de
la population) détenaient 44% de la terre cultivable du pays.
Ces «latifundios », sont le plus souvent acquis de façon illégale,
confisqués par des puissants locaux qui falsifient les titres de propriété.
On appelle ces faussaires les «grileiros », parce qu’à l’origine,
ils contrefaisaient les documents en les plaçant un temps
dans une boîte pleine de grillons. Le papier en sortait taché et grignoté,
témoignage des décennies passées dans un coffre familial.
Il se trouvait toujours un juge pour en reconnaître l’authenticité.

Dans l’Etat du Pará, justement, un certain Carlos Medeiros (numéro
de carte d’identité : 92093-Spp/PA) est ainsi propriétaire,
depuis les années 1970, de 9 millions d’hectares ? la surface du
Portugal. Un héritage de deux cultivateurs portugais, prétendent
ses avocats. L’ennui, c’est que Carlos Medeiros n’a jamais existé.
C’est un prête-nom qui permet à une poignée de propriétaires locaux
de s’approprier la terre publique.

C’est ce type de terres que cible le mouvement des sans-terre. «Ils
choisissent toujours des terres, prétendues privées, mais qui sont
en fait volées à l’Etat, avec la complicité des politiques et des
magistrats locaux, eux-mêmes grands propriétaires », explique
Jean-Pierre Leroy, un Français installé depuis trente ans au Brésil
et qui travaille sur la préservation de l’Amazonie au sein de
l’ONG Fase.

La méthode du MST est toujours la même. Investir une terre qui
devrait faire l’objet d’expropriation par l’Etat, soit parce que son
titre est falsifié, soit parce que la productivité est très basse, et
l’occuper. Les familles montent alors un campement («acampa
mento », dans le vocabulaire du mouvement), qui, lorsqu’il n’est
pas délogé, peut durer plusieurs années jusqu’à l’attribution d’un
titre de propriété. Il se transforme alors en «assentamento », ensemble
de terres cultivées de façon collective, par le biais de coopératives.
Ils le payent cher. Tombés sous les balles de la police
ou le plus souvent de tueurs à gage, plus de 1800 militants de la
réforme agraire sont morts ces trente dernières années. Pratiquement
aucun cas n’a été résolu par la justice.

La principale originalité du mouvement est sa structure, ni parti,
ni syndicat, fondé sur le noyau familial ? c’est un couple qui apparaît
sur le drapeau rouge ? et sa capacité, contrairement aux autres
collectifs paysans, à s’allier à des groupes progressistes citadins
et ouvriers. Le Parti des travailleurs (PT) a ainsi fait de la réforme
agraire, pourtant étrangère à sa nature, une de ses principales revendications.
«L’élément le plus intéressant du MST, c’est son
pari sur l’éducation, de l’alphabétisation à la prise de conscience
d’une société de classes », estime Ariovaldo Umbelino, professeur
à l’Université de São Paulo (USP) et spécialiste reconnu des
questions de réforme agraire.

Le MST, la principale référence sociale du continent

Dans une société dépolitisée depuis l’établissement de la dictature
(1964-1985), où la télévision cultive l’apathie des masses, le MST
tranche en disséminant une culture anti-hégémonique. Il monte
des centaines d’écoles itinérantes qui permettent à plus de 75.000
enfants des paysans sans terre d’être scolarisés. En 2005, il ouvre
sa première université, à une heure de São Paulo, à l’attention de
tous les Latino-Américains. Tous les matins, dans les 23 Etats (sur
26) dans lequel le mouvement est implanté, ses 450.000 membres
revendiqués entament une liturgie, la «mistica ». Comme à Eldorado
do Carajás, ils célèbrent les héros des luttes populaires ? Che
Guevara, Chico Mendes, et d’autres dont la renommée n’a pas dépassé
la ville d’origine ? à travers chants et mises en scène. Pour
le regard étranger, la cérémonie frise souvent le ridicule, mais elle
est perçue comme le ciment de l’identité.

Le MST est devenu la principale référence sociale du continent
sud-américain, à travers son bras international, Via Campesina.
Il envoie des volontaires d’Equateur à Haïti, et il est le principal
producteur de semences biologiques d’Amérique latine. «C’est

qu’avec le temps, le combat pour la terre s’est transformé en combat
contre l’agrobusiness », explique João Pedro Stedile.

En décidant de ne pas seulement tenir tête aux caciques locaux
mais également aux Cargill et autres Monsanto, le mouvement a
vu surgir d’autres ennemis. Au sein même du gouvernement Lula,
pour lequel le groupe a fait campagne en 2002 puis en 2006, plusieurs
ministres jugent la question de la réforme agraire «dépassée
». Les grands groupes agricoles ne sont-ils pas les principaux
exportateurs du pays ? «Malgré ses promesses, Lula a totalement
gelé la réforme agraire », dénonce Ariovaldo Umbelino. En 2007,
moins de 6000 familles ont bénéficié d’exploitations expropriées,
un chiffre ridicule à l’échelle des 60 millions d’hectares de surface
agricole du pays.

Un quart de siècle après sa naissance, le mouvement peine à définir
sa position politique. Déçus par Lula, ses principaux porte-
parole se refusent toutefois à passer de la critique au divorce. Ils
reconnaissent que, depuis que l’ex-métallurgiste est au pouvoir,
l’Etat fédéral a cessé de les traiter en délinquants susceptibles
d’être attaqués par la police ou poursuivis en justice ? plus de 600
procès ont été intentés au MST depuis 1984. La campagne dont
il fait l’objet dans l’Etat du Rio Grande, géré par le PSDB, principal
parti d’opposition ? de centre droit ? rappelle à ceux qui les
auraient oubliées les différences avec un passé pas si lointain. La
gouverneure, Yeda Crusius, n’a pas hésité à recourir aux lois de
la dictature pour poursuivre, au nom de la «sécurité intérieure »,
ses leaders locaux, et vient d’ordonner la fermeture des écoles du
mouvement, les déclarant «illégales ».

Le MST veut croire qu’il tiendra tête. «L’inflation du prix des aliments,
à la mi-2008, a démontré que la grande propriété agricole
n’était pas la solution de la souveraineté alimentaire », assure
João Pedro Stedile. Avec la crise mondiale, c’est, veut-il l’espérer,
tout le système économique qui doit être repensé.

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