mouvement sans terre

26 mars 2016

Le Congrès, fer de lance des intérêts de l’élite

Au Brésil, « trois cents voleurs avec des titres de docteur »

Article issu du Monde Diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/2015/11/OUALALOU/54132

Réélue de justesse en octobre 2014 et affaiblie par un scandale de corruption sans précédent au sein de la société Petrobras, la présidente brésilienne Dilma Rousseff a souhaité apaiser son opposition en mettant la barre à droite. Peine perdue : elle n’est parvenue qu’à aiguiser l’appétit des libéraux. Coupée de sa base, la voici livrée à des députés rebelles et parfois moins soucieux de politique que d’enrichissement personnel.
C
est à une triple crise, économique, politique et institutionnelle, que le Brésil se trouve confronté. Après douze ans de croissance, le géant latino-américain s’enfonce dans la récession. Le produit intérieur brut (PIB) devrait reculer de 3 % cette année, et la contraction pourrait se poursuivre en 2016, dans un contexte d’explosion du chômage (près de 8 %, contre 4 % en 2014) et d’inflation élevée (plus de 9,5 % attendus cette année).

Conspuée par la majorité de la population — moins de 10 % des Brésiliens approuvent son action —, la présidente Dilma Rousseff a subi depuis cet été une série de camouflets. Pour tenter de calmer l’opposition, qui exige sa destitution, elle a accepté en août de collaborer avec l’élite économique à la mise en place d’un programme très conservateur, baptisé « Agenda Brasil » (1). Peine perdue : deux mois plus tard, à la demande de l’opposition, le Tribunal supérieur électoral (TSE) diligentait une enquête sur le financement de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2014. Dans la foulée, le Tribunal des comptes de l’Union (TCU) invalidait les comptes publics de l’Etat pour l’année passée. Cette décision, sans précédent depuis 1937, signifie que le Congrès est invité à les rejeter.

Patrons de presse omniprésents

Selon les magistrats chargés du contrôle des comptes, Mme Rousseff aurait délibérément minoré le déficit public, dont l’ampleur réelle aurait pu lui nuire dans le contexte électoral. Pour l’opposition de droite, il s’agit d’un « crime de responsabilité », l’un des motifs prévus par la Constitution de 1988 pour la destitution du chef de l’Etat. Mais une telle procédure ne peut avancer sans l’aval d’un Parlement plus rebelle que jamais à l’autorité de la présidente.
Le Congrès a été instauré en 1824, au lendemain de l’indépendance du Brésil, qui s’est opérée sans rupture violente avec la couronne portugaise et en assurant une grande continuité des structures de pouvoir antérieures. Il compte aujourd’hui 513 députés et 81 sénateurs, et se caractérise par sa faible représentativité populaire. Sa principale vertu ? Permettre aux élites de perpétuer leur mainmise sur le pouvoir. En 1993, M. Luiz Inácio Lula da Silva résumait la situation d’une formule cinglante : le Parlement, disait-il, était contrôlé par une majorité de « trois cents picaretas » — un terme d’argot brésilien désignant des opportunistes doublés de bandits. La sentence a fait mouche et a été reprise par le groupe de rock Os Paralamas do Sucesso : « Luiz Inácio l’a dit, Luiz Inácio a prévenu / Ce sont trois cents picaretas avec des titres de docteur. »Elu président fin 2002, l’ancien ouvrier métallurgiste, converti au pragmatisme, a remisé ses critiques et appris à chanter les louanges de ceux qu’il vilipendait.
Pourtant, rien n’a changé depuis 1993. Le profil-type du parlementaire élu fin 2014 reste celui d’« un homme, blanc, d’une cinquantaine d’années, titulaire d’un diplôme universitaire, chef d’entreprise et détenteur d’un patrimoine supérieur à 1 million de reais [environ 300 000 euros] », résume Edson Sardinha, du site Congresso em Foco, qui décortique quotidiennement le fonctionnement du pouvoir législatif. Il aurait pu ajouter que beaucoup de députés sont aussi patrons de presse : en 2008, l’étude « Donos da Mídia » établissait que 271 d’entre eux étaient liés directement ou indirectement à une entreprise de presse, bien que la Constitution l’interdise (2).
Le système politique perpétue un fossé entre la population et ses élus. Aux Etats-Unis par exemple, chaque député représente un nombre d’habitants identique. Au Brésil, la distribution des 513 sièges entre les 26 Etats et le district fédéral de Brasília s’effectue proportionnellement à la population, mais à un détail près : aucune unité de la fédération ne peut compter moins de huit élus (c’est le cas du Roraima, où vivent moins d’un demi-million de personnes), ni plus de 70 (une limite atteinte par São Paulo et ses 44 millions d’habitants). Et l’asymétrie est encore plus forte au Sénat, avec trois sénateurs par unité fédérative. En favorisant la représentation des petits Etats, ce système renforce le pouvoir des caciques locaux, qui s’imposent aux partis et empêchent le renouvellement de la classe politique. Recrutés par des formations aux contours idéologiques flous, ils n’hésitent pas à faire monter les enchères et à changer d’étiquette en fonction de leurs intérêts — même si une réforme adoptée en 2007 limite désormais cette pratique.
Autre singularité : le mode de scrutin, une proportionnelle de liste ouverte à un seul tour. L’électeur peut voter soit pour un candidat, soit pour une liste (parti seul ou coalition). Mais, à l’arrivée, le résultat semble bien relever de la loterie, car le nombre de sièges emportés par chaque liste résulte d’un calcul complexe baptisé « quotient électoral ». La somme des voix obtenues par les candidats et de celles qui se sont portées sur le parti ou la coalition est divisée par le nombre de sièges impartis à la circonscription. Ainsi, si un candidat rassemble un grand nombre de suffrages, il permet l’accession au Parlement d’autres députés de sa liste qui n’ont pourtant récolté que très peu de voix. En outre, les coalitions mêlant des formations de droite et de gauche, un citoyen peut voter pour un militant des droits humains et contribuer malgré lui à l’élection d’un homophobe partisan de l’expulsion des paysans sans terre, par exemple.
Un tel système incite les partis à courtiser les personnalités et les leaders charismatiques, les fameux puxadores de votos (« aspirateurs à voix »). Dans un contexte où le vote est obligatoire et où plus de la moitié des électeurs n’ont même pas fini le collège, un nom connu peut rassurer. Et ce d’autant plus qu’il faut élire simultanément un président, un gouverneur, un sénateur, un député fédéral et un député siégeant à l’Assemblée de son Etat, chaque fois selon un mode de scrutin différent. Ainsi, en 2010, le député fédéral le mieux élu du pays, avec 1,3 million de voix, était un clown professionnel, Francisco Everardo Oliveira da Silva, alias Tiririca, sans aucune expérience politique mais très populaire. Dans la foulée, il a fait entrer au Parlement vingt-quatre candidats de sa coalition qui n’y seraient jamais parvenus seuls.

Allégeances à géométrie variable

Mais le système politique brésilien est aussi gourmand d’anciennes stars du sport — tel le footballeur Romário de Souza Faria —, de policiers, de pasteurs évangéliques ayant une émission de télévision ou encore d’héritiers de grandes familles politiques. L’étudiant en droit Uldurico Junior avait 22 ans lorsque, en octobre 2014, il a été élu dans l’Etat de Bahia, prenant ainsi la suite de son père, le député Uldurico Pinto. Selon un relevé du Département intersyndical de conseil parlementaire (DIAP), qui publie à chaque législature une radiographie du Congrès, 211 élus doivent d’abord leur élection à leurs liens de parenté.
L’exposition médiatique permet de se faire connaître, mais le coût des campagnes atteint de tels sommets qu’il n’est pratiquement plus envisageable de se présenter sans disposer d’une fortune personnelle ou d’accointances avec de riches contributeurs. Entre la production de spots, les honoraires des spin doctors (ces communicants spécialisés dans la politique), parmi les plus élevés du monde, et les frais logistiques dans un pays gigantesque, le tribunal électoral estime que, en 2014, l’élection d’un député a coûté à son parti 6,4 millions de reais (environ 1,5 million d’euros), soit une hausse de 283 % en douze ans. Et les sommes sont en réalité supérieures, car, en l’absence de financement public des campagnes et sans vraie surveillance des dons des entreprises, tous les grands partis mettent sur pied une « caixa 2 » (littéralement : « caisse n° 2 ») de financement occulte. Cette pratique favorise les affaires de corruption, comme celle qui a éclaté début 2014 au sein du groupe national d’hydrocarbures Petrobras. A la suite d’une bataille législative et d’une décision de la Cour suprême, le financement des campagnes par des entreprises vient pour la première fois d’être suspendu en 2015, mais rien ne garantit qu’il ne sera pas rapidement rétabli.
En l’absence de seuil plancher de voix pour accéder à une représentation nationale, on assiste par ailleurs à l’explosion du nombre de formations au Congrès, sans qu’aucune puisse obtenir de majorité relative significative. Avec 28 partis, soit six de plus qu’entre 2011 et 2014, l’actuelle Assemblée bat un nouveau record. Le Parti des travailleurs (PT) de Mme Rousseff, en tête, ne dispose que de 69 députés. Ainsi, même un président élu à une large majorité se voit contraint à des négociations perpétuelles pour se bâtir une base parlementaire et la maintenir tout au long de son mandat. En 2005, alors que M. Lula da Silva était au pouvoir, le PT a été accusé de verser des pots-de-vin à des députés d’autres partis pour s’assurer de leur soutien lors du vote de certaines lois. Baptiséemensalão (« mensualité ») par la grande presse — majoritairement liée à l’opposition —, cette pratique n’a jamais été formellement prouvée, mais le scandale illustre la difficulté de maintenir une majorité.
Comment gouverner dans le cadre de ce « présidentialisme de coalition » ? L’exécutif bénéficie de ressources et de prérogatives constitutionnelles qui lui permettent d’attirer à lui des partis. Il nomme des ministres, distribue des postes au sein du gouvernement fédéral et dispose d’un pouvoir discrétionnaire sur le financement des amendements parlementaires. La construction de tel pont, de telle route ou de tel centre médical dans une circonscription dépend du gouvernement. L’accorder à un député, qui pourra s’en prévaloir auprès de ses électeurs, revient souvent à s’attirer ses faveurs.
« Pour les partis, il est donc tentant de faire alliance avec le gouvernement. Mais, quand l’exécutif n’a ni charisme politique, ni talent, ni disposition pour ces négociations, ce mécanisme institutionnel peut se transformer en piège », analyse Paulo Peres, professeur de sciences politiques à l’Université fédérale du Rio Grande do Sul. Les « alliés » du gouvernement versent alors dans le chantage pour obtenir davantage de ressources et de postes : après les ministères, des nominations à tous les échelons de l’administration. C’est exactement la situation dans laquelle se trouve Mme Rousseff, tandis que l’opposition, elle, redouble d’efforts pour l’affaiblir, espérant conquérir le pouvoir à la prochaine élection, voire, pour certains députés, obtenir sa destitution.
Divers comportements peuvent s’observer au sein d’un même parti, tant les positionnements idéologiques sont flous et dépendent des bases régionales, souvent en concurrence les unes avec les autres. Ainsi, début octobre 2015, Mme Rousseff a offert des ministères supplémentaires au Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), une formation sans ligne politique, dans l’espoir que ses membres bloquent le processus de destitution au Parlement. Mais elle n’est parvenue à contenter que l’une des ailes du parti, celle de l’Etat de Rio de Janeiro. Les autres élus, comme ceux de l’Etat de Santa Catarina, continuent à plaider pour une sortie du gouvernement, craignant que l’impopularité record de l’exécutif ne rejaillisse sur eux à un an des élections municipales. « Les groupes parlementaires ne sont pas homogènes. Les députés sont censés répondre à leur chef de groupe, mais, en réalité, ils peuvent faire allégeance à des personnalités qui ne sont pas nécessairement des élus du Congrès : un gouverneur ou un maire, par exemple », explique Stéphane Monclaire, spécialiste du Brésil à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Ignorante des rouages du système, Mme Rousseff a ainsi permis à M. Eduardo Cunha, président du Parlement et ténor du PMDB, de faire la pluie et le beau temps durant la première année de son second mandat. En février 2015, juste après sa réélection, elle a commis l’erreur de tenter d’empêcher son accession au perchoir, pourtant arithmétiquement acquise, s’en faisant d’emblée un ennemi. Or M. Cunha contrôle des dizaines d’élus, bien au-delà de son bastion de Rio de Janeiro, car il a fait financer leurs campagnes par des entreprises « amies ».
Maître de l’agenda du Parlement — c’est lui qui décide de l’ordre du jour —, il a favorisé une batterie de projets de loi extrêmement conservateurs, de la réduction des droits des salariés à l’abaissement de la majorité pénale à 16 ans. Il renvoie également l’ascenseur aux entreprises qui ont financé sa campagne et celles de ses protégés. Il s’est par exemple opposé à la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les malversations des mutuelles de santé, qui donnent pourtant lieu à quantité de procès.
M. Cunha n’obtient pas toujours gain de cause. Mais, pugnace, il revient à la charge, rappelant à de nombreux députés qu’ils sont ses obligés. Une récente enquête de l’Université fédérale de Campina Grande a calculé que 140 parlementaires, soit un quart de la chambre, s’alignent sur ses recommandations ; bien plus, donc, que ne devrait le lui permettre la zone d’influence de son parti, lequel compte 65 élus.
Dans le jargon du Parlement, on appelle ces députés « la bancadaCunha » ; littéralement, sa « rangée de bancs ». A l’origine, le terme signifiait l’appartenance à telle ou telle formation politique (on parlait de la bancada du PT, du PMDB, etc.), mais il a perdu son sens partisan à mesure que s’affirmait la puissance des lobbys. Dans un Parlement divisé en 28 groupes politiques, les bancadas nouvelle formule articulent des intérêts particuliers et promeuvent diverses causes avec des motivations diverses. Ces causes, « d’ordre civique, moral, environnemental, économique ou de genre, entre autres, donnent naissance à des groupes de pression efficaces », précise M. Antônio Augusto de Queiroz, du DIAP.
Les représentants du complexe agro-industriel (153 députés) et les chefs d’entreprise (217) constituent les deux principaux groupes.« On trouve également la bancada des évangéliques, ou du secteur de la sécurité. D’autres, comme celles des entreprises de l’éducation, de la santé ou des transports, n’ont pas le même degré d’engagement »,ajoute M. de Queiroz. Les députés évangéliques se retrouvent les mardis soir en réunion de travail et les mercredis matin pour une messe ; ceux qui défendent les intérêts des mutuelles de santé ne coordonnent leur action qu’à la veille des votes les concernant. Ces regroupements ont toutefois perdu une partie de leur pouvoir depuis que le Tribunal suprême fédéral a ratifié la « fidélité partisane », en 2007. Les partis peuvent désormais exiger une unité de vote de leurs membres, n’autorisant les écarts qu’à titre exceptionnel.

Le désarroi des mouvements sociaux

Quant à M. Cunha, il joue sur tous les tableaux : il orchestre l’action des évangéliques, dont il est un membre éminent, mais également celle de la bancada de la sécurité en faveur de mesures répressives, ainsi, bien sûr, que celle de son propre parti. Impliqué dans le scandale de corruption Petrobras — il aurait déposé des millions en Suisse —, il ne rêve plus de célébrer la nouvelle année à son poste de président de l’Assemblée. Mais il garde un pouvoir considérable et pourrait même influer sur le choix de son successeur.
Toutefois, sa disparition du devant de la scène ne servira pas forcément la présidente, qui a eu le tort d’alimenter les disputes internes au sein du PMDB en favorisant contre M. Cunha tantôt le vice-président Michel Temer, tantôt le président du Sénat Renan Calheiros. « Les tensions qui existent aujourd’hui entre le Congrès et le Planalto [siège de l’exécutif] découlent en grande partie de la bataille d’influence entre les leaders du PMDB en vue de la prochaine élection présidentielle », analyse Monclaire.
Abandonnée par le Congrès, Mme Rousseff peut de moins en moins compter sur le soutien des mouvements sociaux, désorientés par sa politique d’austérité budgétaire et son rapprochement avec les forces les plus conservatrices du pays (3). « Si ce gouvernement veut qu’on le défende dans la rue, qu’il nous donne des raisons de le faire », martèle M. Guilherme Boulos, principal dirigeant du Mouvement des travailleurs sans toit et figure montante de la gauche.
Pour lui, alors que le PT semble tétanisé par son appartenance au gouvernement, il devient urgent que la présidente abandonne sa stratégie de négociations — douteuses — avec les députés. « Il faut qu’elle pense au-delà du Congrès, qu’elle envisage la mobilisation sociale comme un atout. Sans quoi nous nous retrouverons avec le gouvernement le plus réactionnaire de l’histoire récente », s’alarme-t-il. Mais, à gauche, on se montre d’un optimisme plutôt ténu : même lorsqu’il était au faîte de sa gloire, avec 85 % d’opinions favorables, M. Lula da Silva n’a jamais envisagé d’affronter le Congrès pour lui imposer une véritable réforme politique…
Lamia Oualalou
Journaliste, Rio de Janeiro.

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