mouvement sans terre

20 nov. 2002

Brésil:terres en vues

Auteur : Julien Farrugia

"J'ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq ans appartient désormais au laboureur qui se charge d'en tirer parti." (Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien)

Le 7 septembre 1979, des agriculteurs pénètrent dans une fazenda (exploitation agricole) du Sud du Brésil et exigent l'expropriation des surfaces inexploitées afin qu'elles soient redistribuées à des paysans sans terre. Pour la première fois, les déshérités de la terre ont décidé de passer à l'action, las des promesses de réforme agraire jamais tenues. D'autres occupations de grandes propriétés emboîtent le pas. En 1984 le Mouvement des Travailleurs Sans Terre (MST) est officiellement fondé. En 18 ans le MST s'est étendu dans tout le Brésil, pays-continent où une poignée de personnes détient la majorité des surfaces agricoles et où 25 millions de paysans ne désirent qu'une terre pour travailler.

La lutte des Sans Terre, difficile et semée d'assassinats (2000 en 30 ans), a connu beaucoup de succès, mais le problème est loin d'être résolu. Car même si 350 000 foyers ont été définitivement installés (dans des assentamentos) au long de 1600 occupations de terres qui n'étaient pas exploitées, il y a actuellement 75 700 familles dans 585 campements (acampamentos) qui attendent l'expropriation des terres qu'elles occupent.

Maranhão, Etat du Nord, le plus pauvre du Brésil D'un côté, une route délabrée. De l'autre, une propriété de plusieurs bâtiments, la fazenda "Cantanhede", 8000 hectares de terres fertiles. L'exploitation est vide, aucune culture n'y pousse. Entre les deux, sur une bande d'herbe et de boue, des baraques précaires de bois et de bâches de plastique noir. 60 paysans Sans Terre survivent misérablement dans la chaleur, la pluie, l'ennui et le danger. Il serait logique de les voir travailler dans la ferme. Au lieu de cela, ils attendent, privés de travail et de dignité. Pourtant, quelques semaines avant, ils étaient encore dans cette fazenda qu'ils occupaient depuis peu. Edilson, un des responsables de l'acampamento baptisé "Cabanos", rappelle les faits : "L'Incra, l'Institut National de la Réforme Agraire, a effectué une inspection de la fazenda et déclaré les 8000 hectares aptes à l'expropriation. Elle peut accueillir huit cents familles. Mais sous la pression de la propriétaire, rien n'a été fait. Nous avons donc pris les devants en l'occupant le 1er janvier. Nous avons immédiatement planté du riz et des légumes afin de prouver que la terre est fertile".

Trois semaines plus tard, après accord entre le gouvernement du Maranhão et le MST, les familles sortent de la propriété en attendant l'expropriation cette fois-ci promise et qui devrait être imminente. Depuis ils campent au bord de la route fédérale, à cent mètres de l'entrée de la fazenda, pour ne pas relâcher la pression sur le gouvernement. "Lors de la reprise de possession, la propriétaire a mis ses bœufs dans les champs pour qu'ils mangent nos jeunes pousses", soupire tristement Edilson.

Pour passer le temps, on organise des séances d'éducation. En groupes, et à l'aide de fascicules édités par le MST, les Sans Terre s'adonnent à l'étude de la loi et de l'histoire. Un médecin du Mouvement vient donner des cours de santé et d'hygiène. Chaque famille prépare le frugal repas à tour de rôle : riz, pâtes et viande en boîte, toute l'aide alimentaire fournie par le gouvernement.

Du côté de la fazenda, on s'ennuie. Depuis peu, de nouveaux "employés" tournent en rond. Ce sont des pistoleiros, tueurs à gages chargés de surveiller la propriété. Le gérant refuse de montrer les champs et les installations. "Vous verrez la même chose de l'entrée. Les Sans Terre sont des criminels qui envahissent et saccagent le bien des autres, c'est le mouvement du désordre. Un conseil, n'approchez pas de la barrière". Ici, où la violence a toujours fait loi, les propriétaires règlent les problèmes sociaux par la répression. Depuis trois jours, une voiture de police vient quotidiennement. "Vous ne pouvez pas rester au bord de la route, c'est la propriété de l'Etat fédéral", répètent les policiers à chaque fois. "Vous n'avez aucun document officiel pour nous expulser", rétorquent les Sans Terre, "nous n'avons pas choisi de camper sur cette bordure insalubre. Nous voulons une terre pour travailler, c'est tout. On ne partira pas avant que la fazenda soit expropriée". En mai dernier, la fazenda a reçu un décret d'expulsion. Mais la propriétaire peut retarder le processus en déposant un recours. "Ils ne perdront jamais espoir", déclare Zaïra de la coordination du MST-Maranhão, "car au-delà d'enlever la terre au peuple, le latifundio (grande propriété) lui a retiré le rêve, celui de construire un futur. La lutte du Mouvement des Sans Terre lui offre la possibilité concrète de réaliser ce rêve".

Ce ne sont pas les 700 familles de l'acampamento "Bacia", à 3000 kilomètres plus au sud dans le Paraná, qui le démentiront. En campement depuis trois ans, ils occupent 1700 hectares d'une propriété de 48 000 hectares. Le camp est un véritable village, avec des rues en terre bordées de baraquements ordonnés et similaires, toutes recouvertes de bâches noires. Ildo et Dulce sont là depuis le début. Leur baraque est petite et très sommaire, en majorité des ustensiles de cuisine. Une cloison en drap sépare la salle de la chambre à coucher. "On ne mange que ce qu'on produit : riz, manioc, maïs, haricots, poulet, parfois du bœuf, des légumes verts, du fromage. Quand nous occupons une terre, nous la travaillons dès le premier jour. D'abord par nécessité, et aussi pour montrer à tous ceux qui sont contre nous, Etat, propriétaires, gens des villes, que nous ne voulons que travailler et avec compétence. Ici, les champs sont répartis équitablement par groupes et par familles. Tous les ans, la terre est redistribuée lors d'une réunion des soixante-douze chefs de groupe." Henrique, un des coordinateurs du camp, ajoute: "Le combat quotidien ici, c'est l'attente dans l'incertitude et le travail. A chaque moment, nous pouvons faire l'objet d'une expulsion subite de la police ou de tirs de pistoleiros. Bientôt, la terre sera expropriée et partagée, j'en suis sûr. Nous combattons contre le désespoir et en attendant, nous continuons à occuper, résister et produire."

Retour au Maranhão Entouré des derniers fragments de jungle, à une heure de marche par un chemin incertain, le tout jeune acampamento "17 de abril" n'a pas encore un an. 44 familles y sont installées, sans eau ni électricité. Seuls les femmes et les enfants sont là. Les hommes travaillent pendant la semaine comme employés dans les fazendas de la région, car les jeunes récoltes de l'acampamento ne sont pas suffisamment avancées pour nourrir toutes les familles. Alors les femmes construisent le camp. Elles creusent un puits et dégagent un chemin de 4 kilomètres à travers la forêt pour permettre aux véhicules d'accéder au camp. Un camp de Sans Terre est autonome et prend ses décisions indépendamment du MST. Mais une assistance d'un assesseur du Mouvement est souvent nécessaire pour informer, assurer la cohésion entre les paysans qui parfois se replient sur leurs intérêts familiaux, et mettre en place des mesures urgentes. Bodo, de la coordination du MST, qui court d'un campement à l'autre, a réuni tous les paysans. Il donne des nouvelles du Mouvement : "Une marche à Brasília est prévue bientôt, à pied ou en bus (1400 kilomètres !). 70 familles sont prêtes pour une nouvelle occupation, non loin d'ici. Vous concernant, il est important de vous constituer en association pour lutter plus efficacement". Mais le plus urgent est de trouver un instituteur pour les 27 enfants du camp. Le lendemain, une délégation composée de quatre femmes et de Bodo part voir le maire de la commune à 15 kilomètres… à pied car il n'y a pas de voiture. Face au maire, Bodo commence à énumérer ses revendications.

"Il faut un professeur au campement tous les jours pour enseigner aux trois premières années, et un véhicule qui vienne chercher les plus grands pour les emmener à l'école en ville". Le maire accepte mais sans grande conviction. Lui défend plutôt les intérêts du propriétaire, son ami et voisin de sa propre ferme. Vient ensuite la question de la santé. La voiture du médecin du village viendra une fois par mois au camp. Un pas a été franchi, mais la lutte continue. Il faut maintenir bâtir une école, la rentrée est dans un mois. Après dix éprouvantes années d'attente, les 37 familles de l'assentamento "Serafim" ont enfin obtenu l'expropriation de 1 050 hectares qu'ils occupaient. Zé cultive du riz et du maïs sur son lot. Il s'est presque tué d'épuisement pendant quatre ans dans les mines à ciel ouvert de l'Etat voisin du Pará. Il n'a jamais trouvé d'or, alors il est revenu travailler la terre. Dans le champ à côté, Cassiano a privilégié l'ananas.

"Le riz n'est rentable que si on en produit beaucoup, explique-t-il, sinon c'est pour la consommation personnelle. La plante d'ananas produit un fruit par an. Quand mes 3000 fruits sont cueillis, je les vends au marché de la ville. C'est ce qui me fait vivre". Pour Cassiano "l'essentiel a été réussi, obtenir une terre. Même si c'est dur, nous sommes libres et non plus aux ordres du patron. C'est notre terre, nous sommes chez nous, et nous ne partirons plus d'ici. Ce que je souhaite maintenant, c'est que les différentes familles se structurent autour d'une coopérative pour produire plus et mieux. Mais ça n'est pas encore prévu, car depuis l'obtention des terres, la cohésion s'est effilochée, chacun travaille pour soi sur son lot. Alors que pendant l'occupation de la propriété, nous sommes toujours restés unis pour résister."

Une coopérative, c'est ce qui est pratiqué dans l'assentamento "COPAVI-Santa Maria" dans le Paraná, au sud. Ayant obtenu une superficie de 250 hectares, le MST a créé une structure juridique indépendante à laquelle sont associées les vingt familles installées, soit 70 personnes. Les paysans, payés par la coopérative selon leurs heures travaillées, élisent parmi eux les responsables de l'administration. On y produit des légumes, des céréales, du lait. On fait aussi de l'élevage de porcs et de poulets. De la canne à sucre broyée, on recueille une pulpe verte et épaisse, le caldo, qui sert notamment à faire l'eau-de-vie brésilienne, la cachaça. L'assentamento possède aussi un sécheur de bananes conçu par des ingénieurs espagnols qui ont marqué beaucoup d'intérêt à la lutte des Sans Terre. Tous ces produits sont vendus sur les marchés de villes voisines. Signe de l'appréciation de ces produits issus de la réforme agraire : les étals se vident en quelques heures. La recette : qualité (aucun engrais utilisé) et meilleur prix. Le consommateur a vite fait le choix. Quand les Sans Terre transforment les latifundios en assentamentos, ils se resocialisent et se construisent une identité politique pour devenir enfin sujets de leur propre destin en gagnant une position sociale, historique et culturelle qu'ils n'avaient pas auparavant. Même installés les paysans continuent la lutte. Ils participent à des manifestations organisées par le Mouvement et restent solidaires de leurs compagnons des acampamentos. De leur côté l'engagement est toujours pacifique, mais en face, on n'hésite pas à utiliser les armes.

Le gouvernement du Paraná s'est particulièrement illustré dans la répression des Sans Terre. Le 2 mai 2000 à Curitiba, capitale du Paraná, un Sans Terre, Antonio Pereira, est tué par un policier lors d'une manifestation. Jusqu'à aujourd'hui, l'auteur du crime n'a pas été inquiété par la justice. Au Brésil, on tue encore en toute impunité. Dans l'acampamento "Bacia", la prudence est de mise. La nuit précédente, des pistoleiros ont tiré quelques balles non loin du camp. La surveillance du campement est permanente. Ils craignent une expulsion de nuit de la police, ce qui est déjà arrivé dans d'autres camps du Paraná.

La nuit tombe sur l'acampamento "Cabanos" dans le Maranhão. Un orage très violent arrive brusquement. Des trombes d'eau s'abattent sur le camp. Le lendemain ce n'est plus qu'un damier de flaques brunâtres ici et là. Des bâches ont été éventrées. Encore une journée à attendre. Dans la fazenda, les pistoleiros tournent en rond. Les Sans Terre regardent le champ qui leur ouvre ses bras, et les bœufs continuent de manger les pousses de riz, impassibles. Brésil : une immense inégalité foncière Population : 170 millions. Superficie : 8,5 millions km2 (24 fois l'Allemagne). Surface agricole : 376 millions d'hectares. 153 millions d'hectares ne sont pas cultivés (territoire équivalent à la France, l'Espagne, l'Allemagne, l'Autriche et la Suisse), représentant 35 083 grandes propriétés supérieures à 1000 hectares.

Une gigantesque concentration de terres agricole 1% des propriétaires (50 000 personnes) détient 45 % des terres. 48 % des agriculteurs (plus de 3 millions) se partagent 2,2% des terres, soit moins de 10 millions d'hectares sur 376. Ces exploitations contribuent pour 50% à la production du pays. Qui sont les Sans Terre ? 5 millions de familles (soit 25 millions de personnes) : - Petits propriétaires (moins de 10 hectares). - Salariés agricoles. - Locataires (métayage ou fermage). - Posseiros : paysans cultivant une terre qui ne leur appartient pas. Les réussites du MST : Plus de 1600 assentamentos de 350 000 familles représentant 7 millions d'hectares gagnés. Occupations en cours : 585 acampamentos de 75 700 familles. Assassinats de 1980 à 2001 : plus de 1500.

Les revendications du MST Le combat des Sans Terre est simple et essentiel : lutter pour un droit à travailler une terre et à vivre de ce travail. La principale action du Mouvement des Sans Terre est d'occuper les propriétés vides et de les revendiquer. Il fait pression en permanence sur le gouvernement pour la mise en place d'une véritable réforme agraire qui passe par la redistribution des terres inexploitées aux paysans privés de terre. L'occupation est un procédé illégal et dangereux, mais le seul moyen efficace que le MST a trouvé pour obtenir des terres en forçant la main au processus d'expropriation fait par l'INCRA (Institut National de Réforme Agraire), organisme du gouvernement fédéral. Les Sans Terre se chargent eux-mêmes de mettre en place la réforme agraire. Concrètement, quand les paysans occupent une terre, l'INCRA effectue une inspection afin de vérifier si la terre est effectivement non cultivée par son propriétaire. Dans ce cas, elle utilise l'article 184 de la Constitution qui stipule que toute terre n'assurant pas sa fonction sociale doit être réquisitionnée pour la réforme agraire. La fonction sociale de la terre consiste à assurer le bien être des personnes, les revenus, l'emploi et la productivité tout en respectant les conditions de travail et l'environnement. L'INCRA donne alors l'avis d'expropriation. Mais le propriétaire peut contester cette décision devant la loi, et la procédure dure alors plusieurs années. Pendant ce temps, les travailleurs continuent à occuper et à cultiver la terre. Ce campement provisoire sans autorisation est un acampamento. L'expropriation se fait par le biais de la vente forcée. Les grands propriétaires sortent grands gagnants de leur expropriation. En effet, ce sont eux qui fixent le prix de leurs terres au gouvernement. Dès qu'il bénéficie officiellement des terres, le campement se transforme en assentamento, où, en toute légalité, les familles désormais installées organisent leur production agricole. Afin de montrer l'ampleur du mouvement, le MST organise, au niveau régional ou national, de grandes manifestations et des marches, parfois de plus de mille kilomètres. A chaque fois elles aboutissent à un grand rassemblement devant l'INCRA, le siège du gouverneur d'un Etat, ou celui du président de la République à Brasilia. Le MST met également en place d'autres campagnes comme une pétition pour la limitation de la taille des propriétés, des manifestations pour la libération de prisonniers politiques ou pour la construction d'une école du MST. Le 17 avril est la journée internationale de la lutte paysanne. Date choisie en hommage aux dix-neuf travailleurs Sans Terre assassinés le 17 avril 1996 par la police brésilienne lors de la répression d'une manifestation à Eldorado dos Carajás, en Amazonie. Le MST lutte aussi pour le maintien de la souveraineté et la sécurité alimentaire, en donnant priorité aux cultures vivrières, sans toutefois se limiter à elles. L'objectif est de produire pour vendre et alimenter le pays en produits sains issus de la réforme agraire, sans produits chimiques (pesticides et engrais).

Source : Reportage publié en octobre 2002 dans la revue Regards n° 83