mouvement sans terre

22 févr. 2016

« Lutte pour la terre, l'alimentation et le climat »

Conférence de Joaquin Pinero, responsable des relations internationales du Mouvement de Sans Terre du Brésil, le 26 octobre 2015 à AgroSup Dijon, sur le thème « Lutte pour la terre, l'alimentation et le climat »

Tout d'abord Joaquin Pinero indique que les problèmes alimentaires au niveau de la planète (1 Milliard d'individus souffrent de sous-alimentation) ne se situent pas au niveau de la production agricole, mais au niveau de l'organisation de cette production : en effet, les possibilités de production sur terre permettraient de nourrir correctement 3 fois plus d'habitants.
L'exemple du Brésil est particulièrement éclairant sur les conséquences de cette mauvaise organisation de la production sur l'alimentation du peuple brésilien et les dégâts environnementaux du modèle de production.
Au Brésil, la question foncière n'a jamais été solutionnée. Les occupants portugais ont spolié les populations indigènes pour attribuer de très grandes propriétés foncières aux colons. Il en a résulté un système agro-exportateur qui fonctionne depuis 300 ans. Ce modèle est basé sur 3 piliers :
  • monoculture extensive (café, cacao, puis canne à sucre et soja...)
  • la quasi totalité de la production est destinée à l'exportation,
  • le travail au départ fondé sur l'esclavage, est aujourd'hui assuré par des travailleurs exploités et précaires.
L'abolition de l'esclavage en 1888 n'a pas été suivi d'une réforme agraire : les anciens esclaves n'avaient pas les moyens d'acheter la terre qui est restée aux mains des grands propriétaires terriens, ce qui a entraîné un fort mouvement d'exode rural. En 1889, l'installation d'une république consacre l'alliance de la bourgeoisie industrielle et des grands propriétaires terriens.
Dans les années 1960, sous la présidence de Joao Goulart, une réforme agraire est proposée ainsi que des améliorations concernant l'éducation et la santé. Mais un coup d'état militaire en 1964, soutenu par une alliance des grands propriétaires terriens et de la bourgeoisie industrielle, mit un terme au processus de réformes engagées. La dictature militaire dura de 1964 à 1985 : cette période est caractérisée au niveau agricole par :
  • la mise en œuvre de la Révolution verte qui favorise de grandes exploitations agricoles, à haut niveau technologique et fortement consommatrice d'intrants et de ressources non renouvelables ; toute idée de réforme agraire est abandonnée ;
  • ce modèle entre en crise dans les années 70, car il est basé sur de fortes consommation de pétrole et sur l'exportation ;
  • ce modèle entraîne une accélération de l'exode rural, mais une partie des paysans refusent d'aller en ville et résistent en occupant des terres ; parallèlement se développent des mouvements de résistance des travailleurs de l'industrie ;
  • il y a articulation de ces mouvements avec la théologie de la Libération soutenue par une partie de la hiérarchie catholique brésilienne.
Dans cette période sont nés le Mouvement des Sans Terre (MST), la Confédération des travailleurs et le Parti des travailleurs.
Le MST est un mouvement indépendant de tout syndicat, parti politique ou église. Il lutte pour une réforme agraire, avec un projet de transformation du milieu rural, qui s'inscrit dans un projet de transformation de toute la société. Le MST est dirigé par une coordination collective, sans président.
Depuis sa fondation, il a permis à 300 000 familles de s'installer sur des terres qu'elles avaient initialement occupé de manière illégale. L'occupation de la terre est le principal moyen de lutte du MST : elle s'appuie sur la fonction sociale de la terre reconnue par la Constitution brésilienne de 1988 :
  • la terre doit être productive,
  • les propriétaires doivent respecter la législation du travail,
  • ils doivent respecter les bonnes pratiques environnementales.
Or, au Brésil, beaucoup de terres sont inutilisées. Aussi, le MST repère les familles qui sont candidates à exploiter des terres ; il repère les terres inutilisées ou exploitées en ne respectant pas la législation sociale ou environnementale ; enfin il organise l'occupation des terres, puis la reconnaissance juridique des exploitations de ces paysans ainsi installés. En plus des 300 000 familles dont l'installation a été reconnue, 100 000 familles sont dans un processus d'occupation non reconnue des terres. Ces 400 000 familles (soit 2 millions de personnes) représentent la base sociale du MST.
En face du MST, l'agro-négoce est de plus en plus puissant au Brésil, avec l'arrivée de nombreuses entreprises multinationales. 5 grandes multinationales contrôlent la chaîne de production, transformation, distribution et exportation de produits agricoles (l'amont et l'aval de l'agriculture).
Finalement coexiste au Brésil 2 modèles d'agriculture :
  • l'agro-négoce : c'est une grande agriculture qui utilise comme intrants des produits agro-toxiques, tournée vers l'exportation et qui est appuyée par une grande partie des députés et sénateurs du Congrès ; sur les 10 produits les plus exportés par le Brésil, 7 proviennent de cette agriculture ;
  • l'agriculture familiale et paysanne : elle représente 60% de l'emploi en milieu rural et produit 70% de l'alimentation de brésiliens

Le MST est le représentant de cette agriculture familiale et paysanne et lutte pour :
  • démocratiser les structures foncières. Le Brésil a la propriété la plus concentrée au monde : 1% des propriétaires possèdent 46% des terres
  • changer le modèle agricole en promouvant le modèle de l'agro-écologie, ce qui permettrait de créer des emplois en milieu rural pour éviter l'exode rural : le modèle d'agro-négoce est en train d'empoisonner producteurs et consommateurs
  • développer la formation à l'agro-écologie, car la formation actuelle est orientée vers l'agriculture productiviste
  • créer des écoles en milieu rural, afin d'éduquer tous les enfants de paysans
  • développer les liens avec d'autres pays et d'autres organisations, notamment à travers le réseau Via Campesina, afin de faire avancer les luttes et la résistance au niveau international : ce développement passe par l'échange d'agriculteurs et techniciens et d'étudiants.

Joachin répond ensuite aux questions de l'Assemblée.

Q. Il y a 2 ministères de l'agriculture au Brésil. Pouvez-vous nous indiquer les différences en terme de subvention et de coordination ?
R. Pour comprendre la différence entre les 2 ministères, il faut faire de l'histoire. Après des défaites en 1988,1994 et 1998, Lula arrive au pouvoir en 2002 grâce à une alliance large avec le Centre et une partie de la Droite.
Sous la présidence de Cardoso, suite à des mouvements de paysans, un ministère du développement agraire (MDA) avait été créé en 1999 pour appuyer l'agriculture familiale, tout en maintenant un ministère pour l'agriculture patronale (MAPA : ministère de l’Agriculture, de la pèche et du ravitaillement). Ces 2 ministères ont été conservés sous les présidences de Lula et Dilma Rousseff. Tandis que le MDA soutient l'agriculture paysanne, le MAPA soutient la vocation exportatrice de produits agricoles du Brésil. Le MDA dispose d'un budget de 20 milliards de réals, tandis que le MAPA a un budget de 100 milliards de réals.

Q. Comment se passe concrètement l'occupation des terres ? Quel est le statut juridique des terres occupées ?
R. Le processus d'occupation des terres et de reconnaissance juridique du droit d'usage des paysans installés est le suivant :
  1. des gens sans terre réclament des terres à exploiter : ils sont informés de leurs droits et aidés par les familles qui ont été installées auparavant
  2. après identification des familles sans terre, le MST identifie les terres qui ne remplissent pas leur fonction sociale reconnue par la constitution du Brésil
  3. le MST a un rôle crucial dans cette phase du processus, car il organise un réseau d'aide solidaire de ceux qui sont déjà installés et dont le droit d'usage a été reconnu légalement vers ceux qui occupent illégalement leurs terres : ces occupants « illégaux » subissent la répression policière et leur occupation précaire peut durer 10 ans avant d'être légalement reconnue et certains (jusqu'à 50%) abandonnent la lutte. Le MST demande que le gouvernement solutionne l'occupation par l'achat de terres et par une reconnaissance du droit d'usage aux paysans occupants.
  4. le processus d'occupation, lorsqu'il aboutit, est reconnu par l'Etat qui achète les terres aux anciens propriétaires et concède le droit d'usage aux paysans occupant les terres

Q. Quelle est l'importance des exploitations de paysans ayant bénéficié des rétrocessions ?
R. La superficie totale du Brésil est de 850 millions d'hectares dont 370 millions d'hectares en terres agricoles qui se répartissent de la manière suivante :
  • 100 millions d'hectares d'élevage extensif
  • 100 millions d'hectares de production de céréales (le Brésil exporte 200 millions de tonnes de céréales)
  • 70 millions d'hectares de petite agriculture familiale
  • 100 millions d'hectares en conflit revendiqués entre la grande agriculture et l'agriculture familiale.
Sont considérées comme « petites », les exploitations d'une superficie inférieure à 10 ha, mais ce seuil est variable selon les régions. Par exemple, en Amazonie, une exploitation de 100 ha peut être considérée comme petite. A l'autre extrême, certains propriétaires possèdent des superficies équivalentes à la surface de la Suisse.

Q. Actuellement, on a l'impression que le processus est pacifié, alors qu'il y a une intervention très dure de l'état contre l'occupation des terres (utilisation de pesticides par avion) ?
R. Aujourd'hui les conflits et la violence du processus diminuent. Il y a une diminution de la pression sur la terre, car d'autres possibilités d'emploi existent. Beaucoup de projets générateurs d'activités ont été mis en place sous la Présidence de Lula. Au lieu d'occuper les terres, les travailleurs ont été employés dans ces nouvelles activités.
Le Brésil est une république fédérale composée de 26 états qui ont une grande autonomie par rapport à l'état fédéral. La police militaire est autonome du gouvernement fédéral, elle est sous l'autorité du gouvernement des états. Comme il y a des Etats où le gouverneur est de droite ou d'extrême-droite, la répression s'attaque aux indigènes et membres du MST. Par exemple, au Mato Grosso, le gouverneur a été élu par les producteurs de soja et le soja importé en Europe provient du sang des indiens du Mato Grosso.
Le parti des grands propriétaires terriens domine le parlement brésilien : seulement 80 députés (sur 500) appartiennent au Parti des Travailleurs, le parti de Lula et Dilma Rousseff.
2 personnes par jour sont assassinées par la police militaire : souvent de jeunes noirs vivant à la périphérie des grandes villes.

Q. Comment serait-il possible aujourd'hui de mettre en place une réforme foncière, face à la très grande inégalité foncière du Brésil ?
R. Nous gardons espoir, car nous sommes dans un processus de lutte. Si on regarde ce que nous avons gagné depuis 30 ans, il y a motif d'espoir. La réforme agraire progressera avec l'appui des gens qui vivent en ville. Par exemple une foire qui a réuni 100 000 personnes, a été organisée à Sao Paulo pour offrir les produits des exploitations installées grâce au mouvement des sans terre. Les produits provenant des petites exploitations familiales sont sains, alors que ceux de la grande agriculture sont toxiques. Le renforcement du mouvement de soutien aux Sans Terre est nécessaire, car au Brésil, il y a un fossé énorme entre les villes et les campagnes : peu de consommateurs urbains ont conscience de la toxicité des produits alimentaires qu'ils consomment.

Q. Quel est le rôle de la moyenne exploitation et comment se développe-t-elle ?
R. La moyenne exploitation fait partie de l'exploitation familiale, malgré les tentatives d'intégration de cette agriculture par l'agro-business.

Q. En tant que consommateur européen, a-t-on une influence sur l'agriculture brésilienne ?
R. En Allemagne, la société civile s'organise pour interdire l'importation de soja du Mato Grosso, car on a trouvé des résidus de glyphosate dans le lait et les viandes de vaches nourries par du soja brésilien. En faisant pression sur nos gouvernements pour empêcher les importations de soja brésilien transgénique, on peut imposer une autre agriculture au Brésil. Une bonne partie de la viande exportée provient d'exploitations utilisant des esclaves.

Q. Comment faites-vous pour avoir une représentation des hommes et des femmes et pour aider les jeunes à avoir une conscience politique afin que le MST se renouvelle ?
R. La société brésilienne est traditionnellement machiste et si on considère les travailleurs agricoles, ils sont 10 fois plus machistes que les autres. Le contexte de travail est très difficile et les femmes sont reléguées à des fonctions subalternes (travaux domestiques, éducation des enfants...). A partir de ces observations, le MST a mis en place des procédures permettant aux femmes d'avoir du pouvoir dans l'organisation. Ainsi, ont été crées des crèches qui permettent aux femmes de participer aux réunions et de prendre des décisions. La parité est exigée pour participer aux formations. A chaque niveau d'organisation (du groupement d'association jusqu'au niveau fédéral), la parité 1 homme, 1 femme est requise.
Les jeunes participent activement aux actions du Mouvement. Tous les militants du mouvement doivent faire de la formation en permanence. L'incitation à se former va de l'alphabétisation au doctorat. Lors du dernier congrès, sur les 15 000 membres présents, 60% avaient moins de 35 ans. Le niveau d'esprit critique des participants a augmenté. Les discours très applaudis des vieux leaders ne sont plus acceptés, à tel point que ces vieux leaders se mettent à se former.

Q. La dernière intervention provient d'un étudiant brésilien à AgroSup. Il se demande pourquoi il existe cette situation si injuste, pas seulement en Amérique Latine, mais aussi en Afrique ? Pour lui, la cause de cette injustice, c'est le capitalisme. Il cite José Saramago pour qui la plus grande obscénité est la faim. Quelle est la force qui empêche que des personnes simples puissent utiliser la terre, car la terre est un droit nécessaire à la vie comme l'air ? La terre génère la vie, c'est de là que les hommes tirent leur subsistance. Comment imaginer que cette force de vie soit empêchée par des intérêts financiers ?
La plus grande contradiction du MST, c'est de faire respecter la loi, que la terre appartienne à celui qui la travaille. Souveraineté alimentaire, souveraineté populaire, n'intéressent pas ceux qui sont intéressé par l'argent.
A qui sert l'intérêt que l'espace rural soit vidé de sa substance pour le rendre invisible ? Le capital, cette chose terrible et abominable.


En conclusion, Joaquin remercie l'assistance pour son écoute et l'intérêt porté au Mouvement des Sans Terre. Il espère avoir contribué à une meilleure connaissance de la réalité des luttes paysannes au Brésil.

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